Enfance
Un jour, mon père m’a confessé que parce qu’il était le fils cadet, sa mère l’avait destiné à la prêtrise. Le premier né, l’ « hereu », l’héritier, tombe sous l’autorité du père ; le second, sous celle de la mère. Une mère autoritaire et ultra-catholique, qui avait une chapelle dans la maison. Mais mon père réussit à y échapper en affrontant les décisions de sa mère. Il est compréhensible que pour mon père la liberté ait été très séduisante, puisqu’elle ouvrait le chemin vers les femmes.
La liberté avait le visage d’une femme. (…)
Autour de lui il y avait ses parents, mais aussi l’oncle Jean Rubió, élève préféré d’Antoní Gaudí. Cet oncle fut l’artisan d’un pont gothique, super-gothique, dans le quartier gothique de Barcelone. Le célèbre architecte et maître venait souvent à la maison du Tibidabo. « Les enfants, voyons si vous me trouvez des bestioles », demandait Gaudí. Oncle Nicolás et papa installèrent donc un zoo miniature à usage de l’architecte qui dessinait des tortues, des poules, des lézards, etc. Quand on connaît bien son travail, on découvre beaucoup de ces petites bêtes dans ses œuvres. Du fait de cette intimité avec lui, Gaudí fut pour mon père le bon sens personnifié, qualité que ne lui concèdent pas ceux qui regardent ses œuvres superficiellement. Peut-être la formation de mon père lui ferma-t-elle l’accès à Gaudí artiste, mais Gaudí technicien fit son admiration. A Buenos Aires, il publia un livre sur le calcul caténaire du béton armé
en hommage à l’architecte de la Sagrada Familia. Dans une famille de chasseurs, lui ne l’était pas. Tu ne tueras point. Tout un chacun allait en Afrique chasser le lion ou possédait une meute pour chasser les lapins. Il se souvenait avec une grande satisfaction de la fois où il avait attrapé un lapin fatigué par les oreilles. A quoi servaient tant de fusils et tant de chiens ! Enfant il chassait les lapins à Minorque. Chasser, mais d’égal à égal, peut-être ? Et quand il chantait la chanson du Dragon, moi je les imaginais, lui et son lapin,
parmi les personnages. Jules Verne fut l’écrivain qui influença le plus les enfants Rubió. Le Jules Verne du tour du monde et de 20000 lieues sous les mers. Comme ils ne pouvaient pas faire le tour du monde, ils firent au moins celui de l’île de Minorque, accompagnés des personnages de Verne et des contes des Baléares.
Et aussi de leur ancêtre Antoní Galabert, qui fut pirate, à ce qu’on en disait.
Comme aucun des deux fils aînés n’avait choisi quelles études il allait faire, le père, mon grand-père, entra un jour dans leur chambre et, prenant la pose du capitaine Nemo, leur dit : « Toi, Nicolás, tu seras ingénieur ; et toi, Santiago, architecte. » Sa mission accomplie, le père quitta la pièce. Alors oncle Nicolás proposa « On échange ? » Mon père accepta l’échange car aucune des deux options ne lui paraissait tentante. (…) Il n’eut pas l’audace de dire
« Je veux être artiste ». Il fut, donc, ingénieur, un ingénieur ingénieux et artiste au goût formé par l’opéra et par Jules Verne. (…)
Il fit son service militaire dans le corps des ingénieurs. Quand il récitait le poème du taureau, moi j’imaginais
le garde du récit dans l’uniforme de mon père. Comme ingénieur, son premier chantier fut le funiculaire de San Joan à Montserrat. (…)
Ce funiculaire, il le fit figurer en biais dans une auca de Montserrat. (…)